Chaque mois, Les Inrocks passent un coup de fil à l’étranger, histoire de prendre le pouls d’une ville. La journaliste Cerise Sudry-Le Dû, fraîchement débarquée à Istanbul pour suivre les manifestations anti-Erdogan, nous parle d’un monde de la culture sous tension et d’une ville en pleine ébullition.
Tu es arrivée en Turquie il y a quelques jours, pourquoi ce voyage soudain ?
Cerise Sudry-Le Dû — J’étais chez moi, en Ukraine, quand j’ai pris connaissance de ce qu’il se passait en Turquie avec les mobilisations anti-Erdogan. Je me suis dit qu’il était en train de se dérouler quelque chose de grand et qu’il fallait que je sois sur place.
Les manifestations et les célébrations du ramadan se sont chevauchées, comment cela s’est-il traduit ?
Ces derniers jours, c’est Baïram, des fêtes du ramadan. Ce sont des jours fériés, que le gouvernement a prolongés cette fois-ci en décrétant des vacances de neuf jours. Donc la protestation s’est un peu assagie, mais l’opposition a aussi tenté de trouver d’autres formes de mobilisation. Par exemple, les universités sont fermées, ce qui rend impossible l’idée de s’y rassembler entre étudiants ; mais ils ont lancé une grande journée de boycott où les gens étaient appelés à ne pas aller dans les cafés, à ne pas consommer, à ne pas générer de transactions financières. En me baladant dans les rues d’Istanbul, j’ai pu voir que beaucoup de commerces avaient fermé pour la journée.
Le monde de la culture est-il sous pression, lui aussi ?
Il se passe plein de choses. Récemment, il y a un organisateur de concerts qui est fortement soupçonné d’accointances politiques avec le pouvoir. En réaction, il y a eu un important appel au boycott de la part des fans, qui ont demandé aux artistes de ne pas venir. Ane Brun est la première à avoir annulé son show, en disant qu’elle n’en avait pas connaissance et qu’elle soutenait à fond les étudiants. Il y a eu aussi Muse, qui a annulé sa venue. Les artistes sont donc constamment interpellés sur les réseaux sociaux. Des acteurs et actrices ont aussi pris part au boycott et ont vu leurs comptes X supprimés. D’autres ont été retirés de certains castings ou arrêtés. Et ce n’étaient pas forcément des personnalités connues pour être politisées.
La vie culturelle de la ville peut-elle suivre son cours ?
Elle continue malgré les tentatives de répression du régime. Mercredi soir, il devait y avoir un concert protestataire du pianiste Davide Martello, qui joue souvent des chansons au milieu de la foule. Je m’y suis rendue, et deux minutes avant le début de la performance, il a été arrêté par la police et mis en garde à vue pendant une nuit. Là, il est expulsé et son piano lui a été confisqué.
Plusieurs journalistes ont été arrêté·es puis libéré·es. Tu as pu t’entretenir avec certain·es ?
J’ai pu en rencontrer un qui a été arrêté quelques jours dans des conditions de détention très dures. Mais le plus terrifiant, c’est qu’ils n’ont pas été arrêtés en marge de manifestations, mais chez eux, le matin. La police les a donc repérés via des caméras qui ont la capacité de filmer des visages et de les relier instantanément à leur numéro d’identité. C’était bien une opération ciblée pour leur faire peur.
Et le manifestant déguisé en Pikachu qui tourne partout sur Internet, tu l’as croisé ?
Non, car l’original est à Antalya, au sud de la Turquie, où les répressions sont très dures. Mais ça ne les empêche pas de manifester avec beaucoup d’humour. Cet homme est repris un peu partout à Istanbul, on croise souvent des personnes avec des affiches et des ballons Pikachu. C’est devenu un symbole !
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