À travers ses films et installations poétiques, rassemblées dans sa nouvelle exposition, “Juste après même si”, Frank Smith traverse l’histoire et le présent des images pour se poser au-devant du monde, et saisir ce qu’il nous fait.
Poète et vidéaste, Frank Smith engage dans ses pratiques artistiques (films, livres, installations, performances…) ce qu’il appelle des “guérillas poétiques” ; des objets pensés pour faire face aux violences du monde, les questionner, les mettre en lumière et en ombre, mais aussi tenter d’en déjouer l’ordre narratif et politique pour leur opposer des lignes de fuite, d’autres manières de voir et de comprendre ce qui nous arrive. À la croisée du cinéma expérimental et de la poésie “documentale”, l’artiste qui a fondé le Bureau d’investigations poétiques construit pas à pas une œuvre fascinante dont les marges qu’elle emprunte éclairent le cœur de nos vies.
Traversées confusément par un magma d’images et de mots dont on peine souvent à trouver un sens, ces vies s’éclairent à la lumière de son travail de montage, de prélèvement et de recomposition des signes, images et textes qui circulent partout. À la désorientation générale, il ajuste un cadre poétique et phonétique qui tout en prenant acte du chaos suggère des chemins de traverse. Moins pour fuir ou détourner le regard que pour le réorienter et le muscler.
Conjurer les logiques dominantes de visibilité
Sa dernière exposition, “Juste après même si“, prolongée par un livre “Même si juste après”, aux éditions Malou, entend poursuivre son travail mené depuis plus de quinze ans sur les “failles et les silences de notre époque”. Ici, les films affirment une présence “juste après l’oubli”, hors du cadre commun du cinéma, “contre ses instances et ses personnages” comme il le confie dans un petit livre coécrit avec son complice Rodolphe Perez, Le film qui aurait lieu (édition Plaine page).
Plusieurs vidéos et installations sonores se proposent, dans un foisonnement à la fois conceptuel et sensible, de conjurer les logiques dominantes de visibilité, de défaire les fictions en convoquant un imaginaire cinématographique et littéraire (Jean-Luc Godard, Marguerite Duras, Chantal Akerman, Chris Marker…) à partir duquel vibre un questionnement sur ce que les images disent du monde. Les images et les mots de Frank Smith se dévoilent par fragments, comme des moments en suspension, des échappées, pas toujours très belles, mais toujours vivantes.
Un certain état de déliquescence du monde
L’installation papier, Irak 24 heures, tirée de l’un de ses livres, met au jour par exemple des archives (dépêches d’agence de presse, fiches Wikileaks…) consignant les événements du 17 octobre 2006 durant la guerre en Irak. Heure par heure, des éléments disparates s’agencent ici selon un double principe de compression et de composition.
Un principe qui détermine aussi une autre installation vidéo, proprement fascinante, “Les films du monde/68 tracts”, qui en trois heures s’attardent sur les violences et les ruines des temps présents, à travers des extraits de films, émissions de télé, images amateur… que l’artiste a compilés et remonté durant une dizaine d’années. Où de plateaux fascisants de Fox News en images de catastrophe climatique ou de violences policières, un certain état de déliquescence du monde se dévoile, à travers une forme qui rend hommage à Chris Marker et à ses “ciné-tracts, témoins de Mai 68”.
Démonter les signes visibles d’un monde affaibli
Les vidéos de Frank Smith traduisent tout le désir non pas de revenir à l’image première, mais “à ce qui serait après l’image, et donc avant, aussi, d’une certaine manière”. Accueillant dans sa propre cosmogonie flottante et inquiète les fantômes de Jean-Luc Godard (notamment de l’un de ses films courts, Dans le noir du temps, évocation crépusculaire des dernières minutes de la pensée, de l’amour et du cinéma), à ceux de Chantal Akerman, et même des frères Lumière, Frank Smith enregistre et démonte les signes visibles d’un monde affaibli par le trop plein d’images et le trop plein de lumières indistinctes.
Son cinéma poétique et ses mots électriques nous invitent à oublier ce qui est en élargissant le regard sur ce qui reste. “Il n’y a de sens que dans les interstices de la représentation, dans le hiatus des points de vue”, rappelle-t-il dans un autre livre qu’il vient de publier Deleuze Memories, en forme de navigation libre dans l’œuvre du philosophe. “La consistance du monde est dans l’affect ou la sensation, autrement dit dans l’événement qui rend un état de choses distinct” : Monsieur Smith règne au Sénat deleuzien.
Juste après même si, exposition jusqu’au 22 juin, à l’espace Même si des éditions Malou, au 39 boulevard Beaumarchais
Même si juste après, livre de Frank Smith et Rodolphe Perez (éditions Malou)
Le film qui aurait eu lieu, livre de Frank Smith et Rodolphe Perez (Plaine Page), 10 €
Frank Smith, Deleuze Memories (Editions Lanskine), 14 €
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