De retour avec un thriller sophistiqué et une série B loufoque, le Japonais réussit ses deux plongées cauchemardesques dans le gouffre du capitalisme.
Les fantômes ne semblent jamais avoir quitté le cinéma de Kiyoshi Kurosawa, ils ont juste changé d’apparence. Bien que non explicitement représentée sous sa forme primitive depuis Le Secret de la chambre noire il y a presque dix ans (2016), la figure du spectre a muté dans son œuvre. Dans Cloud et Chime, ses deux nouveaux films qui sortent à quelques jours d’intervalle, “l’état-fantôme” s’est généralisé à tous ses personnages. Tout individu au contact de la grande machine néolibérale s’en trouve immédiatement contaminé. Qu’ils soient complices ou bien agents malgré eux du capitalisme moderne, voilà leur nouvelle condition.
De ce constat effarant, Chime (“carillon”, en français) puise son impression de stase, de léthargie totale qui infiltre chacune de ses images. Le titre fait référence au bruit obsédant qu’un étudiant en cuisine entend dans sa tête. Face à lui, le prestigieux chef Matsuoka ne sait d’abord pas quoi répondre, puis évite le sujet. Mais repousser le problème ne fera que mener à l’explosion de l’horreur.
Kurosawa scrute sans détour l’épuisement mental dans le monde du travail, le burn-out comme un canon posé sur la tempe de chaque travailleur·se. Par son étude au formalisme glacé de l’écosystème de la cuisine, ses dilatations temporelles qui distillent une angoisse sourde omniprésente, le Japonais renoue avec les grandes heures de son cinéma (Cure, 1997 ; Kaïro, 2001) et parvient à traduire le mal-être social contemporain et ses affres existentielles avec une précision saisissante. La déshumanisation est totale et absolument effrayante, qu’elle prenne la forme d’une attaque au couteau effroyable ou d’un travelling qui n’en finit plus. Dans cette grande machine sensorielle, même un mouvement de caméra (parfait, trop parfait, tellement qu’il semble être l’œuvre d’un robot) installe un malaise.
Une analyse sociologique aussi fine que satirique
Dans Cloud, la déshumanisation est également au travail dans chaque plan, mais prend une forme tout autre. L’extrême sophistication placide de Chime laisse place aux traits généreux et décomplexés d’une série B, un thriller d’action loufoque qui lorgne étonnamment vers le cinéma des Coen ou de Tarantino (particulièrement dans son dernier tiers). Le film suit un revendeur qui accumule toutes sortes de biens (instruments médicaux, sacs à main, poupées de collection) afin d’en gonfler artificiellement les prix et de les revendre sur Internet pour en tirer profit.
De la communication numérique et de ses avatars jonglant avec leurs identités virtuelles, le cinéaste fait un théâtre empêtré dans un réseau de petites cruautés et de rancœurs amères. Si l’ensemble manque parfois d’inventivité et entraîne la satire vers un pessimisme exagérément accablant, Kurosawa reste maître pour livrer une exploration du mal quotidien. C’est le privilège de son auteur : même quand la forme ronronne quelque peu, la lucidité de ses analyses sur la désintégration du tissu social demeure toujours un témoignage précieux sur notre époque.
Chime de Kiyoshi Kurosawa, avec Mutsuo Yoshioka, Seiichi Kohinata, Tomoko Tabata (Jap., 2024, 45 min). En salle le 28 mai.
Cloud de Kiyoshi Kurosawa, avec Masaki Suda, Kotone Furukawa, Daiken Okudaira (Jap., 2024, 2 h 03). En salle le 4 juin.
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