Du cinéma muet à “La Zone d’intérêt”, les choix cinéphiles de notre rédactrice en chef invitée dessinent le portrait d’une spectatrice portée par une curiosité et une recherche de l’émotion qui traversent les décennies.
Les films courts de Charlie Chaplin
Quand mon école nous a emmenés au cinéma pour voir les courts métrages de Charlie Chaplin, j’avais 6 ans. Je me souviens de tout. De la salle de cinéma devenue un garage et qui était située juste derrière l’immeuble dans lequel nous habitions avec ma mère et ma sœur. De l’endroit exact où j’étais positionnée dans la salle. Du siège trop haut, mes pieds ne touchaient pas le sol. Et je me souviens à quel point j’ai été submergée par la puissance de l’image, la puissance du muet, la puissance de la fable. Le cinéma me permettait de rire et de pleurer à la fois, un paroxysme d’émotions. Envahie par le bonheur de vivre avec Charlot, de partager sa solitude inconsolable, j’étais fascinée par son invention continuelle, sa liberté, je voulais tout garder.
La Passion de Jeanne d’Arc (1928) de Carl Theodor Dreyer
Ma mère faisait des croix sur tous les films que je devais aller voir quand j’allais à Paris l’été – à l’époque, nous vivions à la campagne. L’un d’eux était La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer. Ce film a été un choc. Celui de découvrir qu’un visage filmé en plans serrés pouvait contenir tout l’humain. On y découvre une jeune femme mise à nu et mise à bas, sonnée par la brutalité du monde mais en lien avec une intériorité qui n’appartient pas à ce monde. Le film nous tient dans l’absurdité de ces mondes qui ne se rencontrent pas. Dreyer a trouvé Renée Falconetti alors qu’elle jouait dans une comédie de théâtre de boulevard. Il a vu en elle sa force d’engagement et sa capacité à incarner cette descente en enfer. Ils ont tourné six mois. J’avais 16 ans quand j’ai découvert ce film, il a été une référence de cinéma dans ma vie.
Bus Stop (1956) avec Marilyn Monroe
Quand nous préparions Rendez-Vous [1985], André Téchiné m’avait dit qu’il aimerait que ma voix se rapproche de celle de Marilyn Monroe. J’ai acheté un vinyle de ses chansons. Comme je ne l’avais encore jamais vue au cinéma, j’ai donc rencontré Marilyn par sa voix. J’ai découvert sa dextérité pour chanter et la sensualité de sa voix. Puis je suis allée voir Bus Stop de Joshua Logan. Le film est mauvais, mais elle… C’était au Grand Action, et Leos [Carax] m’attendait dehors. En sortant de la salle, j’ai couru dans ses bras, comme dans une épiphanie. J’étais atteinte par la beauté, la vulnérabilité de Marilyn. Elle m’a élevée vers quelque chose de si fragile et de si palpable. C’était la féminité incarnée. Quand j’ai appris qu’elle avait été abandonnée, violée, maltraitée par l’industrie du cinéma, j’ai eu un autre regard. J’ai ressenti une grande tristesse. Par sa peau, ses yeux, sa voix, sa lumière, elle a exprimé toutes les contradictions avec une infinie générosité… On sent en elle un chaos qu’elle est parvenue à transfigurer.
Tous les films de Béla Tarr
Le cinéma de Béla Tarr, c’est le cinéma de l’infini. Ses images s’impriment en moi et ne partent pas. Il cherche un dénuement pour arriver au centre des choses à travers le visible. On se sent sculptés par la longueur des plans, ce rapport singulier au temps, cette invention de durées inédites. C’est une expérience spirituelle, la recherche d’une quintessence. Ses films creusent ce qui est derrière les choses, l’indescriptible, ce qui n’est pas touchable. Le Cheval de Turin [2011] est resté en moi à jamais : j’ai été bouleversée par sa façon de filmer le froid, le vent, une sensualité âpre et crue. Une expérience de vie mais transmuée en forme artistique, donc une expérience accrue.
La Zone d’intérêt (2023) de Jonathan Glazer
Je ne me souviens pas avoir déjà été impressionnée à ce point par le travail du son sur un film. C’est par le son que se dit l’horreur invisible et insoutenable. Rarement le cinéma est arrivé à incarner à ce point une présence dans une absence, montrer en ne montrant pas. Il le fait par une variété de détails, une subtilité de mise en scène rare. Et je trouve génial que le film soit si récent. Qu’on puisse encore aller aussi loin dans la réinvention des outils du cinéma, dans l’élaboration de formes nouvelles. Ne pas simplement faire du cinéma avec des habitudes. Aller vers le nouveau, c’est aller dans le vrai.
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