Un très bon cru dupieusien, commentaire sur l’art autant que constat déprimant de ce qu’il reste de notre humanité.
À chaque fois que l’on croit en avoir soupé de Quentin Dupieux et de ses nonfilms (titre de son premier long – on ne se permettrait pas…), que leur part de mascarade cultivée, de fraude à l’absurde voire de bâclage expéditif caché sous une grosse couche d’humour weird et de stars en contre-emploi nous donne envie de dire “ça suffit !”, il trouve le moyen de nous rattraper par le col. L’Accident de piano retrouve une veine assez proche d’un autre de ses meilleurs films, Le Daim (2019).
Une jeune star de YouTube à appareil dentaire et manières d’ado pourrie gâtée (Adèle Exarchopoulos) prend une retraite qu’on devine consécutive à un drame : elle recherche la discrétion, son manager (Jérôme Commandeur) est fébrile et la présence d’une minerve et d’un plâtre n’est pas sans faire résonner “l’accident” du titre. On apprendra bientôt que Magalie a cartonné grâce à des vidéos très courtes d’automutilation, exposant en quelques années son corps à un catalogue exhaustif d’armes blanches. Une journaliste entreprend une interview négociée par chantage pour retracer l’ascension fulgurante de cette masochiste apathique et richissime.
La fausse piste est de faire de ce personnage le support d’un commentaire moral sur les dérives des réseaux sociaux, alors qu’il nous invite dès le départ sur un chemin beaucoup moins pré-tracé par la satire. Certes, Adèle Exarchopoulos s’amuse avec une certaine idée de la bêtise, de l’infantilité et de l’inhumanité des gens de pouvoir. Son personnage est délicieusement infect dans sa façon de ne s’excuser de rien, de n’obéir qu’à ses désirs immédiats et ses pulsions sans aucune forme de surmoi ou d’intelligence sociale – illustrée par sa consommation exclusive d’un seul aliment, du yaourt, comme une forme chimiquement pure de l’archétype de l’enfant capricieux·se.
Mais c’est justement par l’absolutisme de ce personnage qu’il lui fait paradoxalement retrouver une forme de légitimité morale. Car au fond, L’Accident de piano est moins un film sur les youtubeur·ses ou les réseaux sociaux que sur l’art : comme elle le trahit au détour de l’une de ses réponses à l’interview, Magalie se pense, même sans le formuler, en créatrice, et pas seulement de contenu, mais bien d’une œuvre. Ses premières vidéos masochistes n’étant pas publiées en ligne, elle semble finalement plutôt désintéressée de la célébrité, sinon pour le confort matériel et la liberté de radicaliser son œuvre qu’elle lui apporte.
Pour tout constat sociétal, L’Accident de piano ne fait état que d’une perte généralisée de l’empathie : une humanité bonne à jeter qui ne serait plus que la somme de ses solitudes, où l’artiste, au moins, et sans mériter pour autant d’être sauvé·e, ferait de son individualisme quelque chose d’un tout petit peu plus précieux – a fortiori en ayant la dignité de s’autodétruire. Le résultat est à la fois déprimant et assez entêtant, en ce qu’il réaffirme en majesté Dupieux comme le grand nouvelliste noir et morbide qu’il sait parfois être.
L’Accident de piano de Quentin Dupieux, avec Adèle Exarchopoulos, Jérôme Commandeur, Sandrine Kiberlain, Karim Leklou (Fra., 2025, 1 h 28). En salle le 2 juillet.