Tesla, les produits israéliens, les marques américaines… Les appels au boycott se multiplient dans un contexte géopolitique et idéologique tendu. En France, les maisons d’édition appartenant au groupe Bolloré sont également visées. Comment cet outil de résistance redessine le paysage ?
Moteur de recherche, machine à soda, service de messagerie… C’est un petit échantillon des produits américains que certain·es Français·es ont promis de boycotter au lendemain des annonces de Donald Trump sur l’augmentation des tarifs douaniers. Un peu plus tôt dans l’année, c’est la marque Tesla qui s’est vue boudée en Europe pour protester contre le rôle de son patron Elon Musk dans le gouvernement américain. Et la liste de ces actions citoyennes est longue dans l’histoire récente.
“Le boycott est l’un des moyens les plus accessibles pour faire pression, nous explique Philip Balsiger, spécialiste de la sociologie économique et des mouvements sociaux. Qu’est-ce que l’on peut faire si l’on veut exprimer son mécontentement vis-à-vis d’Israël ou des États-Unis ? On peut boycotter.” Armelle Laborie-Sivan, qui a coécrit en 2016 Un boycott légitime – Pour le BDS universitaire et culturel de l’État d’Israël (du nom de la campagne “Boycott, désinvestissement et sanctions” lancée en 2005 contre les compagnies opérant dans les colonies israéliennes ou dans les territoires occupés), explique que cette forme particulière d’action, historiquement très prisée outre-Atlantique, est “un moyen citoyen de manifester sa solidarité avec une cause et sa désapprobation d’une politique. C’est un appel à prendre conscience qui peut aller jusqu’au niveau des gouvernements”.
Le mot prend ses origines dans l’Irlande de la fin du XIXe siècle. Dans le comté de Mayo, un propriétaire terrien refuse aux fermiers une baisse du loyer de leurs terres. L’agent embauché pour percevoir les loyers, Charles Cunningham Boycott, les expulse. “La ligue agraire locale incite alors les habitants du comté à cesser de faire affaire avec lui, raconte Jeanne Guien, autrice du Consumérisme à travers ses objets (2021). Le boycott a donc un lien avec la vie économique en général : le travail, la consommation, la production, et plus généralement avec le lien social généré par les échanges. ‘Boycotter’, c’est à l’origine refuser d’inclure dans les échanges économiques qui cimentent la communauté quelqu’un qui s’en est désolidarisé. Dans les sociétés consuméristes où consommation et production sont séparées, et où tout passe par l’achat, le sens du mot ‘boycott’ s’est restreint au fait de ne plus acheter quelque chose.”
Contrer Bolloré
En juillet 2024, au lendemain des élections législatives et après une forte mobilisation citoyenne pour lutter contre l’extrême droite, une centaine d’organisations comme Attac (organisation altermondialiste) et les Soulèvements de la Terre (mouvement collectif d’écologie politique) lancent la campagne “désarmer l’empire Bolloré”. Elle a pour but de multiplier les actions dans les nombreuses entreprises sous la houlette du milliardaire français, des entrepôts pétroliers de Bolloré Energy, à Strasbourg, à l’entité Blue Systems, à Nantes.
Les militant·es s’attaquent aussi au milieu littéraire : depuis que Vivendi (groupe de Vincent Bolloré) a racheté Lagardère en novembre 2024, il est à la tête de Hachette et de ses maisons d’édition de littérature (Fayard, Stock, Grasset, JC Lattès…) et de manuels scolaires. Cette situation n’inquiète pas que les militant·es de gauche : une cinquantaine de maisons d’édition indépendantes se sont réunies pour faire paraître en juin Déborder Bolloré, un ouvrage collectif qui retrace l’itinéraire de Vincent Bolloré, son idéologie et son rôle dans les médias. Florent Massot, éditeur, y appelle par exemple les auteur·rices à choisir de publier dans des structures indépendantes et les maisons à “travailler ensemble, à penser des circuits de diffusion, de distribution, de la mutualisation”. Il revient sur la nomination de Lise Boëll, éditrice historique d’Éric Zemmour, à la tête de Fayard en juin 2024. Nomination qui a eu des effets immédiats : le départ de certain·es auteur·rices (Virginie Grimaldi, Baptiste Beaulieu…) et la publication “sous X” des mémoires de Jordan Bardella en novembre 2024.
Début avril, la maison d’édition a fait paraître Pour qui roule Mediapart ?, un livre à charge contre le média indépendant qui a beaucoup enquêté autour des différentes branches de l’empire Bolloré. “Hachette est le premier acteur de l’édition française et le troisième mondial, analyse la journaliste Marie Bénilde, autrice du Péril Bolloré (2025). Or les médias et l’édition donnent dans la société française un vrai pouvoir : celui de dicter l’agenda et les idées. Combien de théories comme celles du ‘grand remplacement’ ou du ‘wokisme’ ne sont plus du tout marginales depuis la bollorisation des idées ? Il est au centre du jeu. En cela, il a réussi son OPA sur la vie démocratique.”
La force du collectif
Face à ce constat, la riposte s’organise. 80 libraires indépendant·es, qui s’étaient déjà regroupé·es en juin 2024 sous le collectif des libraires antifascistes, appellent dans une tribune à “escamoter” les “livres Bolloré” pour lutter contre le “combat civilisationnel” du milliardaire breton à la “puissance tentaculaire”. Il·elles proposent de ne pas mettre en avant les livres publiés chez Hachette, d’organiser des journées “sans Bolloré” ou d’aller jusqu’au boycott.
“800 000 marque-pages ont été diffusés et on va en réimprimer” Marc, militant des Soulèvements de la Terre
En parallèle, le collectif Désarmer Bolloré commence en décembre dernier à imprimer des marque-pages colorés faisant figurer Zaho de Sagazan (elle-même boycottée pour avoir critiqué Cyril Hanouna par Europe 1, Europe 2 et RFM, propriétés du groupe Bolloré) ou Aya Nakamura. Ces marque-pages, qui appellent à ne pas acheter Hachette mais surtout à privilégier les maisons d’édition indépendantes, sont distribués aux librairies intéressées ou glissés dans les livres “de manière pirate”, comme nous l’explique Marc des Soulèvements de la Terre. “800 000 marque-pages ont été diffusés et on va en réimprimer [une nouvelle salve est en cours de conception avec des illustrateur·rices]. Certaines personnes ont déposé ces marque-pages en équipe ou individuellement, en allant faire leurs courses. Nous avons aussi fait des actions pour visibiliser la campagne dans des supermarchés du livre et notamment dans des Relay, puisqu’ils appartiennent à Bolloré et diffusent les livres de Hachette. On est dans une recherche d’action directe collective sur différents secteurs de l’empire Bolloré. Nous n’avons pour le moment encore aucune idée de l’impact de cette campagne sur les ventes et nous savons que le boycott doit se construire progressivement pour peser économiquement. Mais conjugué à d’autres formes d’interventions, il peut avoir un vrai impact sur l’emprise de Bolloré, surtout dans un monde qui devrait a priori être majoritairement hostile à sa présence.”
Précariser l’industrie du livre ?
Du côté du monde de l’édition, l’appel au boycott récolte des réactions mitigées voire négatives, dans un secteur déjà atteint par une baisse des ventes. Manuel Carcassonne, directeur des éditions Stock, le juge “hautement absurde”. “Je peux comprendre que l’on boycotte un livre à titre personnel, même si je ne suis pas pour, et qu’un libraire se dise qu’il ne veut pas mettre en avant telle ou telle idée. Mais décider d’un boycott général de maisons d’édition avec une vraie diversité éditoriale, qui existent depuis des dizaines d’années, je ne suis pas d’accord.” Alors qu’il prépare sa rentrée littéraire, il nous explique avoir eu des discussions avec des libraires “qui s’intéressent aux forces en présence dans l’édition, à quelle maison d’édition appartient à quel groupe. Mais aucune librairie ne [lui] a dit vouloir boycotter [s]a rentrée littéraire”.
“La démocratie consiste à contredire les livres qui déplaisent par la production d’idées différentes” Olivier Nora, directeur des éditions Grasset
Même écho chez Olivier Nora, directeur des éditions Grasset, qui n’a pas l’impression que sa maison soit “visée par ce boycott d’aucune manière”. “En tant que patron de Grasset, cela ne me touche pas au niveau de la mise en place, je n’ai pas vu de marque-pages dans nos livres. En tant qu’éditeur et citoyen, je pense que c’est une attitude contre-productive. On ne répond pas à des opinions contraires par l’invisibilisation. La démocratie consiste à contredire les livres qui déplaisent par la production d’idées différentes.” Il prône plutôt “la liberté de publier pour l’éditeur, la liberté de commander pour le libraire et la liberté d’acheter pour le lecteur”. Manuel Carcassonne comme Olivier Nora affirment n’avoir, pour l’heure, reçu aucune pression pour changer leurs lignes éditoriales. Le boycott fait courir le risque de précariser une industrie du livre déjà très fragile et de voir s’amenuiser des catalogues riches et variés.
Un moyen d’action limité
Pour les libraires indépendant·es, cette question est particulièrement sensible. Soazic Courbet, gérante de la librairie féministe L’Affranchie à Lille, a écrit un texte contre l’appel à un boycott systématique dans le recueil Déborder Bolloré. “Quand on appelle au boycott de Bolloré, on s’attaque à 10 % du problème de la fascisation et de la précarité du monde du livre. Il y a toute une structuration à changer pour que tout le monde puisse survivre, et pas seulement les gros investisseurs.” Même avec sa sélection féministe, antiraciste, anticapitaliste, L’Affranchie compte Hachette Livre comme deuxième plus gros chiffre d’affaires en 2024. Difficile, donc, de s’en passer. “Plutôt que d’essayer de démonter Bolloré, ce qui me semble impossible, souligne-t-elle, je trouve cela plus sain d’organiser des contre-pouvoirs. D’essayer, collectivement, de faire mieux.”
Sophie Noël, sociologue spécialiste de l’édition, estime que “les libraires ont de vrais moyens de nuisance. Ils peuvent moins exposer les livres, moins les commander. Même s’ils ne font pas de boycott, ils passent leur temps à refuser certains livres. Mais si le boycott fait souffrir certaines maisons d’édition, est-ce que cela suffira à affecter Hachette dans son ensemble ?”
“Exiger des journalistes et autrices une absolue pureté vis-à-vis des actionnaires des maisons et médias où nous signons, c’est être déconnecté de la réalité” Chloé Thibaud, autrice
Chloé Thibaud, qui a notamment publié l’essai féministe Désirer la violence (2024) aux éditions Insolentes, maison qui appartient à Hachette, estime qu’il est dommage de “boycotter d’un seul bloc sans savoir qui est derrière tel ou tel projet. Vivre de l’écriture, continue-t-elle, est très difficile. Exiger des journalistes et autrices une absolue pureté vis-à-vis des actionnaires des maisons et médias où nous signons, c’est être déconnecté de la réalité”. L’aspect tentaculaire de l’empire Bolloré ne facilite pas la tâche : “Il faudrait, souligne-t-elle, arrêter de regarder les films produits par Canal+, ne plus écouter les artistes signés chez Universal Music. Ou, pour les artistes, ne plus donner d’interview au JDD, qui appartient aussi à Vivendi.”
Pour Armelle Laborie-Sivan, le boycott dans le milieu culturel est toujours particulièrement compliqué. “On met la culture sur un piédestal, explique-t-elle, comme si elle était par définition du côté du bien.” Le boycott a surtout une valeur informative. Il a permis de souligner que X appartient à Elon Musk ou que J. K. Rowling, l’autrice de Harry Potter, tient des positions transphobes. “C’est l’arme du faible contre le fort, estime Marie Bénilde. Elle problématise ce qui relève de l’habitude.” Un outil, donc, pour nous ouvrir les yeux, contre la léthargie générale.
Déborder Bolloré, ouvrage collectif sous la direction de Burn~Août (éditions Burn~Août), 144 p., 12 €. En librairie le 6 juin.
Le Péril Bolloré de Marie Bénilde (La Dispute), 150 p., 13 €. En librairie.
Un boycott légitime – Pour le BDS universitaire et culturel de l’État d’Israël d’Armelle Laborie et Eyal Sivan (La fabrique éditions, 2016), 200 p., 10 €.
Le Consumérisme à travers ses objets de Jeanne Guien (éditions divergences, 2021), 228 p., 17 €.
-
Istanbul calling : “La vie culturelle continue malgré les tentatives de répression du régime”
-
Elon Musk invite Disney, Apple et Warner Bros à aller “se faire foutre”
-
Mise au ban des artistes du Sahel : un non-sens total
-
“Stop Bolloré” : un collectif dénonce les actions du magnat de la presse
-
Pourquoi des citoyens français souhaitent attaquer collectivement en justice Amazon
-
Comment les lobbyistes piratent la démocratie ?