Années 1990, le mur de Berlin vient de tomber, la construction du tunnel sous la Manche désenclave l’Angleterre, l’Europe rêve de paix et de modernité nouvelles. L’Eurodance déferle sur les ondes.
Ode à la fête, l’amour et la joie, le style composite, qui puise dans les productions électroniques tout en conservant une accessibilité pop, devient un langage transfrontalier qui berce toute une jeunesse, des fêtes de village aux boîtes de nuit, en passant par les goûters d’anniversaire. Mais depuis, que reste-t-il de ce genre, qu’Aurélien Bellanger décrit dans la pièce 1993 de Julien Gosselin comme le dernier grand courant transartistique européen ?
Alors que le producteur finnois Darude organise une grande course au travers d’Helsinki au mois d’août prochain, redonnant vie au clip mythique de Sandstorm, le genre, jamais totalement oublié, semble retrouver de sa superbe. Omniprésent sur les réseaux sociaux, particulièrement sur TikTok, où il confère une esthétique kitsch et décalée, il continue de se réinventer, porté par des soirées comme la 2much, ex-Darude, qui organise des événements dédiés au style et à ses nouveaux acteur·rices. Mais derrière cet affect festif, d’autres instrumentalisent cette nostalgie d’un temps supposé meilleur, transformant les boîtes à rythmes en bande-son du bruit des bottes.
Hymne xénophobe
Au printemps 2024, le titre L’Amour toujours du DJ italien Gigi D’Agostino – qui rappelle que sa chanson parle “d’un sentiment merveilleux, formidable et intense qui relie les gens” — est détournée par des partisans d’extrême droite en Allemagne scandant “Ausländer raus !”(“Étrangers dehors”) et “Deutschland den Deutschen“ (“L’Allemagne aux Allemands”) à la place des paroles. Des vidéos surgissent et le malheureux succès de ce détournement – devenu hymne de ralliement des fascistes d’ici et d’ailleurs – est tel que la chanson originale se voit interdite de plusieurs événements, dont l’OktoberFest et l’Euro 2024.
En France, la ligue des droits de l’homme avait, en août 2024, porté plainte à trois reprises contre des groupuscules d’extrême droite à Albi et à Dijon, reprenant le chant, et un “bar identitaire” à Rouen qui prévoyait d’organiser une soirée “Ausländer raus”.
Sentant le potentiel qu’un tube viral et festif peut avoir, d’autres ont tenté d’adapter le succès de cette reprise. Libération soulignait dans un article daté de mai 2024 que Tom Czechowicz, élu au conseil national de Reconquête au printemps 2023 et présenté comme le “responsable national de la communication numérique de Génération Z” (le mouvement de jeunesse zemmourien) avait tenté de créer un équivalent français. Une volonté qui a peut-être donné lieu à Je partira pas, sorti en juin 2024, un titre, aux sonorités électroniques, aussi nauséabond idéologiquement que musicalement, voulu comme hymne de la fachosphère.
Tendances suprémacistes
Alors que le label ZYX, qui possède les droits de L’Amour toujours décide de porter plainte pour incitation à la haine face à la reprise incontrôlée du tube, une deuxième tendance en ligne touche à nouveau Gigi D’Agostino. À l’automne 2024, un remix du titre Bla bla bla devient une tendance sur TikTok sur laquelle les utilisateur·rices bougent la tête sur de nouvelles paroles, “AfD Deutschland Party AfD”, en référence au parti d’extrême droite qui a recueilli 20 % des voix aux élections législatives de février 2024.
Sur la même plateforme, d’autres musiques du genre se voient investies de messages suprémacistes, à l’instar du titre aux sonorités house Club Bizarre du projet allemand U96. Début mai, l’utilisatrice Sally Saxon – connue en ligne sous le pseudo coolgirlvrill – partage une vidéo où elle affirme : “Ne mélangez jamais votre sublime neige blanche à de la saleté.” Avant d’être bannie de la plateforme, la vidéo a le temps de devenir virale, associant irréversiblement la musique à ces propos. “Cette musique est trop bien, pourquoi vous devez toujours tout transformer en hymne de la suprématie blanche”, se plaint une utilisatrice.
“Save Europe”
Car derrière son aspect festif, l’Eurodance est devenue un véritable cheval de Troie de l’extrême droite européenne, jouant de l’affect qu’on lui prête et des sonorités entêtantes pour la transformer en musique labellisée “Save Europe”. Une appellation donnée à des playlists sur les plateformes de streaming, enregistrées par des dizaines de milliers d’utilisateur·rices où l’on retrouve pêle-mêle eurodance, eurotrance, nightcore et d’autres genres évoquant une nostalgie de la scène electro des années 2000.
Sur YouTube, les titres sont remixés, légèrement ralentis ou accélérés pour les rendre plus épiques, postés ensuite sur des chaînes aux noms équivoques comme “Aryan Classic”. Une chaîne qui cumule des centaines de milliers de vues et dont les visuels des vidéos font référence aux statues du sculpteur allemand soutenu par le régime nazi, Arno Breker. Dans les sections commentaires, les internautes se régalent d’une ambiance sonore sous adrénaline propice au fantasme de champ de bataille : “On attaque la Rhénanie avec ce titre-là !”, “un claSSique”, “on va battre les Ottomans avec celui-ci !”. Le fantasme est clair et glaçant : celui d’une Europe blanche à reconquérir par la force, sous un vernis d’ironie malséant.
Piochés dans ces playlists, les titres sont ensuite utilisés sur les réseaux sociaux dans des vidéos d’apparence anodine comme des images de paysages européens, sous lesquels des utilisateur·rices répondent répétitivement en usant de dog whistles (utilisation de messages codés ou suggestifs, s’adressant à un groupe précis et passant inaperçu aux yeux des autres). Parmi ceux-ci revient la mention de consommation de lait, s’opposant à l’idée d’un homme occidental fragilisé qui se serait mis au soja, mais aussi la phrase “the sun will rise and we’ll try again” a priori en référence à une affiche fasciste postée sur Reddit en 2024. Le terme “Vril” revient également, référence directe à la “société du Vril”, une supposée loge noire qui aurait réuni les dignitaires nazis à Berlin. Un langage codé pensé pour échapper totalement à la modération des plateformes.
Faut-il sauver la “Save Europe” music ?
Face au détournement de ces titres, le risque est que le genre entier pâtisse de cette image imposée par une minorité d’auditeur·rices. Gigi d’Agostino répondait face à la censure de ces titres : “Si quelqu’un utilise une chanson pour diffuser un message raciste, il fera la même chose avec une autre musique, et encore une autre”, incitant plutôt à agir directement sur la diffusion d’idéaux racistes en ligne.
Pour Romaric Gouali, cofondateur de la soirée 2much dédiée au genre et à l’Eurotrance, cette reprise n’est ni surprenante, ni propre à l’Eurodance. Il rappelle : “Les partis extrémistes essaient toujours de se réapproprier des musiques qui parlent d’unité”. Par ailleurs, “la musique évolue, on a la chance d’avoir de nouveaux artistes et de nouveaux publics qui arrivent et qui ne sont pas en phase du tout avec l’extrême droite. L’Eurodance continuera à exister d’une nouvelle manière”.
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