Lâchée en totale indépendance sur internet, la première mixtape de Blood Orange résume déjà ses obsessions. Un récit de l’Amérique d’Obama et préfigurant Black Lives Matter, bien avant le backlash trumpiste.
Les jeunes gens du Brat Summer ayant connu leurs premiers émois musicaux lors de la sortie de l’album mutant de Charli XCX ne connaissent peut-être pas Devonté Hynes. Les plus ancien·nes, biberonné·es au son du Brooklyn de la fin des années 2000 et qui se donnaient rendez-vous à la Grande Halle de La Villette pour le Pitchfork Festival il y a quinze ans, se demandent sans doute ce qu’il devient. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce bon vieux Dev est du genre versatile, difficile à appréhender, voire carrément fuyant.
Après une brève apparition au sein du trio dance-punk Test Icicles et une embardée pop-folk sous l’alias Lightspeed Champion, le natif de Londres s’est fait connaître sous le sobriquet de Blood Orange, projet éminemment ancré dans sa ville d’adoption, New York.
En parallèle, vous pouviez croiser l’énergumène à la Bourse de Commerce parisienne interprétant avec orchestre une poignée de pièces du compositeur américain de l’avant-garde new-yorkaise Julius Eastman et aux côtés du quatuor Third Coast Percussion pour une série de compositions inspirées du minimalisme de Philip Glass, aussi bien qu’aux manettes de bandes originales pour la télé et le cinéma – chez Gia Coppola, Mati Diop ou Luca Guadagnino, entre autres. Actif en studio, il a également écrit, composé, produit et collaboré pour de nombreux·ses artistes, de Solange Knowles à Turnstile en passant par FKA Twigs, Carly Rae Jepsen ou encore A$AP Rocky – versatile, on vous dit.
Le disque qui nous intéresse aujourd’hui est une mixtape végétant dans les limbes d’internet, mais qui fait pourtant figure de manifeste de ce qu’est Blood Orange. Publiée quelques semaines avant la sortie de Coastal Grooves (2011), son premier album, Blood Orange Home Recordings Mixtape contient déjà toutes les obsessions du jeune homme pour les grooves lo-fi et les guitares indie, les ambiances ballroom et les errances nocturnes dans l’underground new-yorkais des années 1980 qu’il fantasme à fond les ballons. La pochette de la tape revisite d’ailleurs l’affiche du film culte de Martin Scorsese After Hours (1985), sorte de virée de nuit hallucinée et kafkaïenne dans le NYC du mitan des eighties.
Comme dans un open mic malfamé et peuplé d’âmes à fleur de peau, ces home recordings sont hantés par les prises de parole intempestives de cette multitude qui constitue la ville. Soumis à de multiples variations, découpages et réutilisations, ils serviront de base à l’œuvre de Blood Orange – quatre albums, des EP et une mixtape tardive, plus aboutie. Plus qu’une boîte à outils, cette mixtape est une boîte de Pandore, un lieu aménagé pour l’expression des expériences et de la fierté des outcasts, le point de départ d’une discussion dans une Amérique à la veille du mouvement Black Lives Matter, de la révolution MeToo et du backlash trumpiste. Bon Blood Orange Summer à tous·tes.